Le regard et la voix

par Patrick Leboutte*

De 1994 à 2003, Henri-François Imbert a réalisé trois films tournés successivement en Irlande du Nord, au Mali, puis dans le sud de la France : trois films produits, conçus et vécus en solitaire, dans le soutien de présences proches, qu'il est permis d'envisager comme autant d'étapes d'un même voyage au long cours, comme autant de chapitres d'un même projet autobiographique tendant à devenir l'affaire de tous tant à chaque fois son itinéraire personnel entre en résonance avec le nôtre, cherchant en toute occasion à susciter la rencontre. Trois films en une dizaine d'années : c'est peu, diront certains, considérant les normes de l'industrie, mais beaucoup pour un cinéaste à la pratique volontairement artisanale, pour qui la lenteur est ce rythme nécessaire qui laisse aux choses le temps d'advenir sans jamais les forcer, avec le moins de préméditation possible, dans la beauté de leur découverte et le secret de leur surgissement. Comme un écrivain à sa table, comme un sculpteur dans son atelier, comme un marcheur, aimerais-je dire, Henri-François Imbert n'ignore pas que la durée est la condition même d'un tel processus. De là qu'il apprécie de composer chacune de ses séquences à la main, comme autant de traces d'une expérience sensible, même si parfois fugace, du monde comme il l'éprouve, tel qu'il lui vient.

Trois films en une petite décennie, c'est aussi largement suffisant pour nous permettre d'identifier un auteur, si l'on veut bien comprendre ce terme comme une façon de taper toujours sur les mêmes clous, de relancer sans cesse les mêmes motifs, de reprendre sans fin ce qui travaille au corps, au coeur, au cerveau, parce qu'il n'y a pas d'autre sujet pour un artiste que ce qui le tenaille en permanence et fait toujours retour. D'un film à l'autre, de Sur la plage de Belfast à No Pasaran, circulent ainsi des repères identiques comme reviennent les mêmes indices de reconnaissance, signes de piste et mots de passe, obsessions communes et semblables manières de faire : l'écriture à la première personne du singulier, l'hétérogénéité des supports et des matériaux (photographies, Super 8, 16 mm, images vidéos), le besoin de transmission, la recherche de filiations, la quête initiatique de ce qui relie le cinéaste aux autres, l'engagement de son propre corps dans les images par le truchement de sa voix s'enfonçant dans la matière comme on s'engage en territoire inconnu. Et toujours le même point de départ : images trouvées par un hasard qu'on pourrait dire objectif (cartes postales héritées d'un aïeul, bobine de film familial oubliée dans une petite caméra achetée d'occasion) ou souvenir enfoui qui subitement refait surface et revient à la mémoire (l'image de Doulaye, l'ami africain tant aimé dans l'enfance, perdu de vue depuis, et qui tranquillement redevient présence). A charge pour chaque film de remonter à leur source et de leur redonner sens. Telle est en effet la tâche qu'Imbert assigne prioritairement au cinéma : qu'il réactualise à chaque fois ce qui fut.

Mais c'est avant tout par son usage spécifique de la voix off qu'Henri-François Imbert noue alliance avec ses spectateurs, par sa façon douce et pudique, quoique déviant rarement de sa ligne, de nous mettre dans la confidence, d'élargir le cercle, de s'affranchir des limites de l'écriture intime pour subtilement prendre le large et nous ouvrir à l'aventure d'une communauté humaine éveillée par le travail de ses films. Certes, par ses intonations, cette voix entêtante et feutrée n'est pas sans rappeler la tradition du monologue intérieur, à ceci près que ce n'est jamais à lui-même qu'Imbert parle, mais à chacun de nous personnellement, attentif à toujours créer les conditions les plus favorables à l'écoute par un savant agencement des images, veillant d'abord à ralentir leur débit, à nous ménager des temps de pause, à concevoir chaque plan comme un habitat où loger la parole. De même Imbert rompt-il radicalement avec l'omnipotence du commentaire énoncé comme en chaire ; s'il nous parle, c'est moins pour nous dire ce qu'il sait que ce qu'il cherche, moins pour nous informer de ce qu'il voit que du chemin qui permet de voir nous-même au-delà. Au fond, ce que traduit sa parole n'est rien d'autre que le travail du film en train de se faire, tel qu'il l'expérimente lui-même physiquement et tel qu'il s'opère sous nos yeux, comme une manière de nous inclure dans son processus, comme la moindre des politesses : celle qui nous offre de voir non comme lui, mais avec lui, en un mot de voir ensemble - ce qui est à mes yeux le propre du geste cinématographique.

*Ce texte initialement écrit pour le Livret d'accompagnement du DVD Henri-François Imbert (Editions Montparnasse, 2006), est reproduit dans lecinemadehenrifrancoisimbert.com avec l'aimable autorisation de l'auteur Patrick Leboutte.