Filmer pour réparer les accrocs de la mémoire

*par Nathalie Combes

Le premier moyen métrage d’Henri-François Imbert est sorti sans bruit, dans une de ces programmations parallèles qui ne suscitent à Cannes aucune ivresse des sommets, aucune montée des marches rituelle ni rien de ce qui fait briller les yeux des admirateurs médusés. 
Longtemps après la frénésie festivalière on a pourtant parlé de ces images de la Mer du Nord, de cette voix douce mal assurée et de ce sujet inattendu, presque dérisoire : « un cinéaste part en Irlande du Nord restituer à son propriétaire une bobine de film super 8 trouvée dans le chargeur d’une caméra d’occasion ».
C’était en 1996, et Sur la plage de Belfast annonçait la naissance d’une nouvelle génération de cinéastes solitaires, plus proches du peintre ou de l’écrivain que des directors tout-puissants. A rebours de cette tendance à la surenchère, à la débauche de moyens, un jeune cinéaste de 29 ans avait décidé de bâtir son œuvre en artisan. A l’écart des plateaux et des projecteurs. Loin des stars et des foules de figurants. Seul, une petite caméra au poing.
Cinquante ans après l’invention de la “caméra stylo“ par Alexandre Astruc, Jean Rouch et Chris Marker venaient de se découvrir un descendant, amoureux lui aussi des films à la première personne, des voix off qui chuchotent à l’oreille du spectateur et préfèrent le doute sincère à la vérité péremptoire du commentaire... Un adepte des films écrits sans scénario, au fil des rencontres et du hasard, dans une quête initiatique personnelle où affleure le cours de l’Histoire.
Mais si Henri-François Imbert partage avec Chris Marker le désir lancinant de contenir dans ses films la fuite infinie du temps, il ne cultive pas son goût pour l’engagement. Henri-François Imbert est né un an avant ce Joli Mai qui avait porté tant d’espoirs et de promesses de bonheurs… Mais entre-temps l’enthousiasme a fait place au désenchantement : il est maintenant trop tard pour songer à se jeter dans l’action.
Alors il se tient à l’écart. S’il arrive à Belfast le 13 octobre 1994, quand viennent d’être signés les accords de paix qui mettent fin à vingt-cinq ans de guerre civile, la circonstance ne le détourne pas pour autant de sa mission : retrouver l’auteur de ces images super 8 oubliées dans une vieille caméra. L’Histoire est une rumeur, un fonds sonore qui laisse les individus face à leurs préoccupations.
L’auteur n’est pas non plus de ceux qui ont tiré un trait sur l’aventure collective, préférant se consacrer à la satisfaction cynique de leurs propres intérêts. Observateur concerné, Henri-François Imbert se tient au bord, à la frontière, comme l’y prédestinait son enfance de Narbonnais, planté devant la mer à quelques kilomètres des Pyrénées.
Sur les plages d’Henri-François Imbert, les rêves viennent toucher le bord de la réalité. De l’autre côté de la Mer Méditerranée, une Afrique désenchantée laisse flotter sur le cinéaste, un peu perdu, un lourd parfum de nostalgie. Le Mali de Doulaye, son deuxième film sorti en 2000, est un pays où le temps se dilue indéfiniment sous la pluie. Il y demeure pourtant une certaine aptitude à l’insouciance que le cinéaste semble n’avoir plus connue depuis le temps lointain où Doulaye le portait sur ses genoux.
Mais il arrive que la mémoire fasse remonter tout à coup des souvenirs bien plus lourds. Ces plages qui ont été les terrains de jeux de son enfance furent pour d’autres, Républicains espagnols exilés, l’étape éphémère d’un voyage sans retour. Pour eux, pas plus d’avenir ici qu’il n’y en aura en Angleterre pour les réfugiés de Sangatte, filmés en transit dans la dernière séquence de No pasaran, Album souvenir (2003).
Non, il n’y a plus ici de place pour l’Utopie. Nous traversons des terres confuses, où les influences de l’Occident et les incessantes migrations ont brouillé à jamais le destin des civilisations. Nous vivons des temps de rupture, où les caméras voyagent en tous sens, emportant avec elles de vieux films de famille devenus orphelins. Nous sommes pris par la hantise de l’abandon, quand un ami africain repart vivre au Mali dans un village inconnu. Autour de nous, partout, les fuites, la séparation, la dispersion. Les cartes postales retrouvées dans un grenier avec les affaires du grand-père ne livrent plus que des messages fragmentaires que nous ne sommes plus sûrs de déchiffrer. 
Dans ce monde devenu illisible, éminemment moderne, qui a paralysé tant de penseurs et découragé tant de vocations, Henri-François Imbert se remet pourtant en chemin. S’assignant la modeste mission de combler quelques trous de mémoire. De recoller quelques morceaux. De replacer côte à côte quelques êtres et quelques objets que le temps avait éloignés. Engagé dans ce labyrinthe que constitue le monde d’aujourd’hui, les films redessinent leur propre cartographie, défrichant et remettant au jour les territoires ordinaires de quelques vies.
En cela, rien d’héroïque ni d’absolu. Simplement la détermination à s’arracher de la mécanique du quotidien pour se rappeler que l’essentiel est contenu dans le dérisoire : dans ces souvenirs que l’on néglige, dans ces gestes anodins que l’on remet trop souvent au lendemain. Ce déplacement des valeurs, le cinéaste l’effectue avec un entêtement enfantin qui déjoue l’esprit de sérieux. A la fin du film, rien de spectaculaire n’a eu lieu. La chasse au lion menée avec Doulaye au Mali n’a rien à voir avec le rêve de son enfance, mais la magie opère malgré tout. L’auteur y a accompli son devoir de chamane moderne, soucieux de réparer les liens rompus entre les hommes et les dieux.
Présentés cette année au Festival Itinérances, les trois films d’Henri-François Imbert seront suivis d’extraits de son travail en cours, Le temps des amoureuses, une évocation du tournage à Narbonne du film de Jean Eustache. Des projections et des rencontres où le cinéaste accepte de se livrer, de partager avec le public alésien ses quêtes, ses hésitations… Et les petits bonheurs cueillis au hasard de ses pérégrinations. Une façon pour Henri-François Imbert de nous redire ce qui filtre de chacune de ses images, de chacun de ses mots : qu’il filme pour apprendre à vivre et qu’être cinéaste, c’est être homme avant toute chose. 

*Ecrit pour le catalogue du Festival Itinérances d'Alès (14 au 24 mars 2008), à l'ocasion de la rétrospective Henri-François Imbert. Nous remercions l'auteure et cinéaste Nathalie Combes de nous offrir ce texte. Rendez-vous sur le site www.camera-stylo.fr, où l'on peut voir un extrait de l'un de ses films co-réalisé avec Yann Sinic N'ayons peur de rien. Le site présente d'autres extraits qui constituent le fil rouge d'une exposition, d'un dvd, de rencontres, d'ateliers, bref de toute une démarche autour de la thématique de la Caméra Stylo.